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L’ordre constitutionnel ou le chaos

Auteur: Anara
Date: le 05/01/2010 à 11:14
L’ordre constitutionnel ou le chaos


La crise politique dans laquelle notre pays est plongé met à jour deux conceptions différentes du pouvoir et des ingrédients nécessaires à la construction de l’État. Les auteurs du renversement de la cinquième République adhèrent à la théorie de l’homme providentiel et estiment que l’avenir du Niger dépend d’une seule personne. Les partisans de l’ordre constitutionnel dont je me réclame croient au contraire que ce sont des règles juridiques et des institutions légitimes qui sont la clé du succès de notre pays. Ces deux arguments ne sont pas inconciliables car l’idéal serait d’avoir des dirigeants exceptionnels évoluant dans un bon cadre institutionnel. Mais s’il faut choisir entre les deux, la seconde position est incontestablement plus pertinente car elle a été mise en évidence de manière consistante par les chercheurs travaillant depuis au moins un siècle sur la politique, l’économie en testant l’impact qu’y ont divers facteur. Certes, des institutions assujetties à l’arbitraire d’un homme ont longtemps existé, par exemple dans de nombreux empires et royaumes africains et d’ailleurs. Mais cette époque est révolue et l’importance des institutions reposant sur un véritable consentement de la population et des groupes organisés s’est de plus en plus imposée à mesure que l’État moderne s’institutionnalisant, un espace public animé par des partis, organes de presse, syndicats et associations s’est créé. Cette histoire commencée au moment des lumières en Europe est valable dans le Niger de 2010, qui doit revenir à l’ordre constitutionnel s’il veut se stabiliser, prospérer et donner un avenir à ses enfants. Je me contenterai de développer ici deux arguments soutenant cette idée; l’un politique, l’autre économique.

Au plan politique, seules des institutions légitimes et acceptées assurent la stabilité et la sécurité d’un pays

D’abord, au plan de la politique interne, des institutions légitimes sont les principaux facteurs qui assurent la stabilité politique et sécurisent aussi bien les dirigeants que les gouvernés. Qui n’a pas en tête l’avertissement de Rousseau prévenant que «le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir» ? Cet auteur nous rappelle que le pouvoir fondé sur la force est toujours à la merci d’une force plus grande et met ses détenteurs dans une insécurité psychologique permanente. En retour, le besoin de se protéger plonge les dirigeants dans l’obsession des complots réels ou imaginaires qui, tôt ou tard, conduit aux abus et résistances de toutes sortes. Pour comprendre cela, on n’a même pas besoin de référer à Rousseau car Dan Gourmou et Djado Sékou, deux de nos grands philosophes, nous rappellent des vérités similaires qui relèvent du bon sens. Une de ces vérités veut que si on abuse, on risque en retour d’être sujet aux abus. Une autre stipule que les gens nous traitent comme nous les traitons. Puisant dans nos sagesses populaires, ils nous préviennent aussi qu’on est obligé de toujours être aux aguets quand on cause du tort aux gens car ceux-ci chercheront à se venger. Tout cela signifie que sans l’institutionnalisation de règles claires et consensuelles d’accession au pouvoir et de son exercice, la concurrence pour le pouvoir se transforme en une lutte sans merci avec son lot de coups d’État, de révoltes et de répressions comme nous le voyons actuellement en Guinée.
Nous devrions nous souvenir plus souvent de notre propre histoire mise en scène dans des ballets et autres pièces de théâtre car elle est remplie de ces rois Haoussa, Kanuri, Peul, Songhai, Touareg ou Zarma qui, même quand ils n’avaient commis aucune faute, étaient capables de s’effacer, voire de sacrifier leur vie lorsque leur maintien au pouvoir risquait de faire sombrer leur peuple dans le chaos. Ils avaient conscience de leurs limites, du fait que les hommes passent et que pour que leur œuvre leur survive, elle doit être encastrée dans des institutions stables, qui ne seront pas déboulonnées dès leur départ.

Les pays africains qui réussissent le font parce que des hommes pourtant forts se sont effacés devant les institutions. Ils savent, comme les chercheurs l’ont démontré, que les guerres civiles, les coups d’État et les subversions prospèrent généralement dans des contextes institutionnels instables. Au Bénin, l’ancien président Kérékou l’a bien compris lui qui, bien que tenté de «continuer», a tout de même quitté par deux fois le pouvoir parce que les règles le lui imposaient. A un journaliste qui lui demandait comment il se portait après son retour au pouvoir en 1996, il s’est félicité d’être plus léger pour avoir perdu ses kilos de… gris-gris dont il n’avait plus besoin. Il expliquait que grâce à l’élection et au fait que sa légitimité ne souffrait pas de contestation, il ne se couchait plus chaque soir avec la hantise des complots qui l’habitait constamment lorsqu’à la tête du régime marxiste, il gardait le pouvoir contre vents et marrées. Au Ghana, Jerry Rawlings avait non seulement la majorité parlementaire, mais aussi la popularité pour réviser la Constitution en 2000. Je l’ai rencontré en 1999 alors que, invité au Grand Oral de l’institut d’études politiques de Bordeaux un an avant les élections, il promettait de ne pas se représenter. Sceptique, j’ai profité du fait qu’en tant que membre du comité d’organisation du Grand Oral, j’avais le privilège d’être aussi invité à la petite réception qui lui était offerte avec son épouse et ses filles pour lui dire poliment mes doutes, connaissant le manipulations constitutionnelles intempestives des dirigeants africains. Je me souviens encore de sa réponse : il voulait montrer la voie à ses successeurs car selon lui, en quittant le pouvoir alors qu’il a les moyens de le garder, il baliserait l’avenir, lierait ses successeurs et lancerait le processus de consolidation de la démocratie dans son pays. Tout le monde sait aujourd’hui qu’il a eu raison.

Ensuite, cette importance de l’institutionnalisation de règles du jeu se voit aussi depuis les trois derniers siècles dans le rôle que ces règles jouent pour conforter la paix entre les nations, réaliser le bien-être des citoyens et assurer la place de chaque nation aux côté des autres. Depuis le 18ème siècle, cette idée dite de la «paix démocratique» s’est imposée. A quelques exceptions près, les travaux des chercheurs confirment largement que les conflits opposent généralement des pays autoritaires entre eux ou ceux-ci à des démocraties, rarement des démocraties entre elles. Il ne s’agit pas là de préoccupations de «Blancs». Si le CEDEAO a un protocole sur la bonne gouvernance; si l’Union africaine a prévu un conseil de paix et de sécurité et inscrit dans son acte constitutif la promotion des principes et institutions démocratiques; et si le Nepad a prévu un mécanisme africain d’évaluation de la bonne gouvernance par les pairs, c’est parce que les vertus des institutions légitimes sont universelles tout comme les risques posés par leur absence. C’est pour cette raison qu’il n’est nullement un hasard si depuis quelques mois, à mesure que le consensus entourant les institutions de la cinquième République a été brisé, les rapports entre notre pays et ses voisins et partenaires se sont considérablement tendus. Or, nous n’avons ni intérêt, ni les moyens d’entrer dans une relation belliqueuse avec par exemple les États-Unis, le Mali et encore moins le Nigeria. Seul le retour à des institutions acceptées de tous préviendra une détérioration de nos relations avec ces pays et la transformation du Niger en État paria.

Les performances économiques et le développement découlent avant tout de l’existence d’institutions légitimes

Au plan économique, de nombreuses études mettant l’accent sur le facteur institutionnel, inspirées notamment des travaux des institutionnalistes américains du début du vingtième siècle, ont révolutionné notre compréhension de l’économie et du rôle qu’y jouent les règles, surtout dans les pays en développement. Si le président Obama a déclaré dans son discours d’Accra que l’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, mais d’institutions fortes, c’était pour souligner le fait que la variable personnelle est beaucoup moins déterminante pour le devenir économique des nations que la qualité des règles et institutions qui régissent les interactions politiques et économiques y prenant place.

Les économistes savent bien la place prise depuis quelques années dans cette discipline par ce qu’on appelle l’analyse économique des institutions, école qui a valu par exemple un prix Nobel à plusieurs de ses adeptes. Si cette école a pris de l’importance, c’est parce que les chercheurs se sont rendus compte du rôle capital joué par des institutions telles que les droits de propriété, les règles commerciales ou les codes des investissements; un rôle de loin supérieur à celui joué par la culture, un homme providentiel ou même des gros investissements financiers. D’une part, les institutions réduisent l’incertitude et les coûts de transaction pour les milieux d’affaires et permettent un fonctionnement plus efficace du système économique. D’autre part et surtout, elles créent la confiance sans laquelle ces mêmes milieux d’affaires deviennent nerveux et fuient le pays comme nous risquons de l’expérimenter rapidement au Niger si ce n’est déjà entamé.

En outre, pour que ces institutions économiques jouent leur rôle, elles doivent être insérées dans un environnement institutionnel national démocratique qui recueille l’adhésion de la population et des secteurs organisés comme les partis, les syndicats et les associations. Des auteurs de la Banque mondiale ont ainsi examiné l’impact d’un bon ou d’un mauvais cadre institutionnel en présence de bonnes ou de mauvaises politiques économiques. Des quatre combinaisons possibles, il ressort qu’aux deux extrêmes, de mauvaises politiques économiques dans un mauvais cadre institutionnel mènent à une croissance négative alors que de bonnes politiques économiques dans un bon cadre institutionnel donnent un résultat optimal. Mais le plus intéressant est que de mauvaises politiques économiques dans un bon cadre institutionnel conduisent à des performances appréciables alors que même avec de bonnes politiques économiques, les performances sont médiocres si le cadre institutionnel est mauvais. Il en découle que même si un pays s’en remet à un homme providentiel brillant et travailleur, en l’absence d’institutions auxquelles les gens adhèrent, il est difficile de créer de la richesse. De plus, si on en créait, non seulement elle ne serait pas optimale, mais plus grave, ce que l’homme providentiel met quinze ou vingt ans à bâtir peut s’effondrer en peu de temps dès qu’il quitte la scène en l’absence d’institutions fortes qui empêchent les excès et la prédation. Au Niger, si la rigueur et le souci du bien public instaurés par le général Kountché ne lui ont pas survécu, c’est en grande partie parce que tout l’édifice reposait sur ses seules épaules et était maintenu par la force. Ces valeurs n’ayant pas été cristallisées dans des institutions, elles n’ont pas été non plus intériorisées par les citoyens. Les institutions ont cette force que quand elles sont acceptées par les citoyens, elles canalisent leurs conduites avec leur consentement et rendent inutile le recours à l’intimidation et au bâton qui sont toujours une mauvaise façon de gouverner.

On peut objecter qu’en Asie, plusieurs pays comme la Chine ont connu de fulgurantes performances sans disposer d’institutions démocratiques, ce qui est vrai. Cependant, sans réforme institutionnelle, ces performances ne sont ni durables, ni profitables à l’ensemble de la population. Le Chili, la Corée du Sud, le Ghana ou l’Afrique du Sud ont bien compris que sans la démocratie, la bonne gouvernance et un bon cadre institutionnel, un système économique se transforme rapidement en capitalisme de bandits : les contrats sont rarement respectés, les entreprises privatisées tombent dans les mains des dirigeants et leurs familles, la corruption gangrène le pays et la richesse des uns se bâtit sur le vol et l’exploitation des faibles. Même la Chine, dernière venue des dragons asiatiques, a compris cela et engage des réformes institutionnelles graduelles pour introduire de plus en plus de démocratie, seule garantie à long terme de la durabilité des progrès réalisés. En Afrique, il suffit de se souvenir de l’état dans lequel Mobutu et Bongo ont laissé le Zaïre et le Gabon respectivement pour savoir qu’il ne suffit pas d’avoir du pétrole et de l’Uranium pour devenir un Dubaï tropical. A l’inverse, si le Botswana, comparable au Zaïre en ressources est riche, peu corrompu et socialement responsable, cette exception africaine n’est ni le produit du hasard, ni l’œuvre d’un homme providentiel. Elle s’explique par le fait que le pays a toujours été régi depuis l’indépendance par des institutions démocratiques et transparentes auxquelles adhèrent toutes les forces politiques et sociales.

L’avenir immédiat de notre pays dépendra en grande partie de notre capacité à faire prévaloir des institutions acceptées de tous au sortir de cette crise. Soit nous en sortons comme un peuple de mineurs politiques qui ont besoin qu’on les tienne par la main, soit nous nous affranchissons de toute tutelle, ce qui est la juste condition de l’homme. Dans la première hypothèse, la population et encore plus les gouvernants sombreront dans la hantise des complots, des arrestations et des répressions et nous y épuiserons nos forces. Dans la seconde hypothèse que j’appelle de mes vœux, nous conjurerons la peur, instaurerons la confiance et échapperons à l’arbitraire. C’est à cette condition que nous serons en mesure de consacrer sereinement nos forces et nos ressources au seul combat qui vaille, celui de la liberté et de la lutte contre la misère et l’ignorance.

Mamoudou Gazibo
Professeur agrégé de science politique
Université de Montréal, Canada

Lire egalemement
Référendum ou braconnage constitutionnel ?
La Constitution contre le coup d’État
Interview du Professeur Mamadou Gazibo de l’université Montréal au Canada.(Réalisée par RFI, transcription A. Y. BARMA)


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