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LE PÔLE MEURTRIER - Journal de route du capitaine Scott (1911-1912)

I. — EXPÉDITION PRÉPARATOIRE (9/12)

Antarctique

Fréquemment les poneys enfoncent jusqu'à mi-jambes; en outre, le traînage est rendu très laborieux par les morceaux de neige molle que le dernier blizzard a accumulés. En dépit de toutes ces difficultés, nous poussons énergiquement en avant, mais Weary Willie, le cheval de Gran, faiblit et bientôt il reste en arrière.

Une grotte de glace dans un icebergA un moment Weary Willie se trouve à 1 200 mètres environ derrière le gros de la caravane, et les attelages de chiens approchent. Soudain de bruyants aboiements résonnent ; évidemment, de ce côté, il se passe quelque chose d'insolite. Incontinent Oates et moi partons à la découverte et bientôt rencontrons Meares, qui nous met au courant des événements. A la vue de Weary Willie fort mal en point, son attelage lui a gagné à la main et voyant le poney tombé, l'a attaqué avec fureur. A grand-peine les assaillants, ont pu être repoussés ; néanmoins le cheval a reçu plusieurs coups de crocs, pas très graves, fort heureusement.

Mercredi, 15 février. — Mauvaise piste ; croûtes verglacées que les sabots des poneys crèvent et amas de neige pulvérulente qui colle aux patins. Pour la première fois, le cheval de Bowers refuse à plusieurs reprises de tirer; par contre, Weary Willie va mieux.

Pendant le lunch, température : —26°,1. Sous la tente, en attendant que les poneys se soient reposés, il ne fait pas précisément chaud. Maintenant, pendant que j'écris mes notes, le thermomètre marque —21.,6, mais le soleil brille et il n'y a pas de vent. Aussi n'éprouve-t-on aucune impression désagréable de froid, et les mocassins comme les bas sèchent très bien. Nos rations sont très copieuses; la quantité de vivres nécessaire à un homme pendant l'expédition a donc été très exactement évaluée. En somme, tout va bien, sauf les poneys. Plus je considère la situation, plus impérieuse me parait la nécessité de ne pas nous exposer à perdre des chevaux dans cette reconnaissance, afin d'en tirer l'an prochain le plus grand parti possible. Ce serait une grosse imprudence d'en sacrifier quelques-uns cette année, comme le conseille Oates. Nous avons même poussé trop loin pour les forces de trois de ces animaux. Un fait demeure acquis : sur cette piste, une bonne raquette vaudrait son pesant d'or ; si nous réussissons à en fabriquer de réellement pratiques pour l'année prochaine, les étapes pourront être notablement plus longues.

Jeudi, 16 février. - Piste bien meilleure, mais les poneys commencent à être épuisés. Trois sur cinq seulement peuvent continuer sans difficulté; le cheval de Bowers est encore capable de marcher, mais Weary Willie est complètement épuisé; le pousser plus loin serait courir un gros risque ; donc, demain, nous battrons en retraite.
 © Le Tour du Monde 1914, Edouard Charton, tome XX, NS, n°2, p21

I. — EXPÉDITION PRÉPARATOIRE (10/12)

Antarctique

Cette nuit, à la suite d'une fraiche brise de Sud-Ouest, la température est tombée à — 29°,4. Néanmoins, Bowers est parti, comme d'habitude, avec son petit chapeau de feutre. A un kilomètre et demi du camp, par le plus heureux des hasards, je m'aperçois que ses oreilles, pincées par la gelée, sont déjà toutes blanches. Sans perdre un instant, Cherry et moi les frottons énergiquement pour ramener la circulation ; le patient n'avait rien senti. Le nez d'Oates est également la source de grandes préoccupations. Cherry-Garrard et moi avons chacun une joue légèrement gelée.

Vendredi, 17 février. - 79°28'30" de latitude Sud. Nous laissons ici en dépôt environ une tonne d'approvisionnements (1). C'est dommage que nous ne puissions pousser jusqu'au 80e degré; en tout cas, l'installation de cette cache nous permettra l'an prochain une avance facile.

L'emplacement de ce campement, le quinzième et dernier de cette expédition préparatoire, est indiqué par un mât portant un pavillon noir; de plus, aux alentours, des boites de biscuit et de thé ont été déposées sur le sol ou attachées aux traîneaux plantés debout dans la neige de manière à réfléchir les rayons solaires. Par un temps clair, le scintillement de toutes ces plaques de fer-blanc indiquera de très loin la position du dépôt. Le monticule formé par l'empilement des caisses s'élève à plus de 2 mètres au-dessus de la surface du glacier; à côté, les murs ayant servi à garantir du vent les poneys sont également visibles.

Samedi, 18 février. - Nous avons rebroussé chemin vers le Nord.

Dimanche 19 février. - Départ à dix heures du soir et campé à 6 h. 30 du matin. Près de 42 kilomètres à notre actif. La surface s'étant améliorée après les dix premiers kilomètres, les chiens ont très bien marché. Au onzième campement, trouvé les traces d'Evans. Les vestiges du camp n°10 sont recouverts d'une épaisse couche de neige, indice que le petit blizzard que nous avons subi a été très violent ici.

C'est pour moi un sujet constant d'étonnement que les chiens puissent maintenir leur trot pendant des heures. Leurs jambes offrent la résistance de ressorts d'acier. La fatigue, jamais ces animaux ne la sentent et après une marche pénible, le moindre incident suffit à leur redonner toute leur vigueur. Dans l'organisation du bivouac, nous avons acquis maintenant l'expérience de vieux explorateurs polaires. Avec la plus grande célérité nous mettons tout en place; quelques instants après que l'ordre de faire halte est donné, la tente est dressée et le fourneau allumé. S'agit-il au contraire de lever le camp, en très peu de temps les abris sont abattus, et le paquetage peut commencer. Cherry-Garrard, chargé actuellement de la cuisine, s'acquitte de ses fonctions à la satisfaction générale.

Lundi, 20 février. - 56 kilomètres. Sur une neige fortement durcie par le vent, avons franchi près de 31 kilom. 5. Très froid au départ et pendant la marche. Soudain le vent change; le thermomètre monte, si bien qu'au moment de dresser le camp le temps nous parait chaud, même presque lourd. Nous nous apercevons alors que nous avons couvert 56 kilomètres. Les chiens sont fatigués, mais nullement à bout ; pendant la dernière partie de l'étape, ils ont trotté continuellement, sans jamais ralentir leur allure.

Evans a laissé un ballot de fourrage au camp 8 et n'a pas chargé celui qu'il aurait pu prendre à ce dépôt; c'est la preuve que ses poneys ont dû bien marcher. J'espère retrouver après-demain ce groupe sain et sauf.

Aujourd'hui, ciel magnifique avec le soleil bas sur l'horizon dans le Sud. Des nuages roses illuminent le zénith, se détachant en vigueur sur un fond d'un gris bleuâtre, et à travers les stratus apparaissent des fragments de montagnes ensoleillés.

Mardi, 21 février. - Comme d'habitude, nous partons vers 10 heures du soir. L'éclairage, bon au début, devient bientôt très défectueux : à peine peut-on distinguer les accidents de la piste. Les chiens semblent fatigués. Une heure et demie environ après avoir levé le camp, nous arrivons au milieu d'ondulations assez indistinctes. Nous marchions alors près des véhicules, lorsque tout à coup Wilson s'écrie : "Accrochez-vous aux traîneaux"; en même temps il enfonce une jambe dans une crevasse.

Cinq minutes plus tard, alors que les deux attelages trottaient côte à côte, les chiens du milieu de notre team disparaissent, puis deux par deux toutes nos bêtes s'enfoncent successivement dans la neige, en dépit de leurs efforts pour s'agripper à un point d'appui. Seul Osman, le chef de file, doué d'une très grande force, réussit à se maintenir. Notre véhicule s'arrête alors, et de suite nous sautons à terre. Le traineau se trouve sur un "pont" et dans la crevasse qu'il enjambe, les chiens, sauf celui attelé en flèche, sont suspendus par leurs harnais. Par quel hasard n'avons-nous pas, nous aussi, culbuté dans l'abîme! Peut-être, si nous avions pesé quelques grammes de plus, eussions-nous également effondré la frêle arête de neige et aurions-nous été engloutis. Sans perdre un instant, nous faisons reculer le traîneau et l'amarrons solidement. Dans les profondeurs de la crevasse, les chiens, fous de terreur, hurlent lugubrement dans les attitudes les plus extraordinaires. Deux, qui se sont détachés de leurs harnais, sont tombés à une grande profondeur sur un second pont de neige. Le trait qui relie l'attelage à l'avant du traineau ayant pénétré dans la neige et tout le poids de l'attelage pesant dessus, il est impossible de le relever. Wilson et Cherry-Garrard, témoins de l'accident, arrivent aussitôt à notre secours avec la corde alpine.

Notes
(1). Pour cette raison, ce dépôt reçut le nom de One Ton Camp (camp d'une tonne). (Note du traducteur.)
 © Le Tour du Monde 1914, Edouard Charton, tome XX, NS, n°2, p22
 

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